Mascarade avec figurants pour
le vote en Kabylie
Un voyage pour la presse a montré
une région où l'appel au boycottage des législatives
a été massivement suivi.
Par Florence AUBENAS
vendredi 31 mai 2002
Tizi-Ouzou envoyée spéciale
C'était la préparation
des élections législatives, mais il manquait de tout en Kabylie.
De candidats d'abord puisque nul ne voulait, ou n'osait, se présenter
dans cette région qui appelle massivement au boycottage, criant
«Pouvoir assassin !». Alors, à Alger, des listes furent
constituées par les «grands» partis du pouvoir, remplies
de noms venus d'ailleurs, gardées secrètes le plus longtemps
possible. La campagne elle-même fut clandestine, «meeting»
de dix personnes, nuitamment, dans des caves ou des boutiques aux volets
tirés. Personne non plus ne voulait tenir les bureaux de vote. «Je
te placerai dans une commune loin de chez toi», a supplié
un notable de Tazmalt. Buté, l'employé de mairie a secoué
la tête : «Et en plus tu veux que je meure loin de mes enfants
!» Alors, deux jours avant le scrutin, il fallut encore dépêcher
des convois de scrutateurs depuis le centre du pays.
A la recherche d'électeurs.
Mais là-bas, en Kabylie, où les émeutes enflent, grossissent
depuis un an après la mort d'un lycéen dans une gendarmerie
le 18 avril 2001, les uniformes n'osent plus sortir de leur baraquement.
15 000 hommes partirent donc à leur tour d'Alger pour quadriller
la région. Il manquait encore une chose, un détail sans doute
dans ce pays où nul ne songe à nier la fraude : qui allait
voter au milieu des urnes qui brûlent et des slogans «A bas
les élections de la honte !» ? Comme la charrette des condamnés,
une escouade de faux électeurs accepta de monter dans un village
reculé derrière Tizi, où un centre de vote avait été
bricolé dans un stade.
Tant bien que mal, hier, en Kabylie,
le décor et les figurants étaient en place pour «le
processus de consolidation démocratique», évoqué
par la terminologie officielle. Manquait une dernière touche : la
presse. Jusque-là sous le coup d'une interdiction formelle de se
rendre en Kabylie, les journalistes étrangers eurent donc droit,
eux aussi, à leurs deux minibus sous escorte policière pour
quelques heures de voyage organisé à Tizi-Ouzou, la principale
ville de Kabylie.
Contre-ordre. A 10 h 30, depuis le
siège de la willaya (préfecture), première étape
obligée, on voit s'élever par-dessus la ville l'épaisse
fumée noire d'une émeute. Engageant, un policier annonce
: «Vous êtes libres de faire ce que vous voulez.» Mais
qui veut sortir trouve grilles closes et contre-ordre. «Prenez plutôt
un café.» Au bout de 40 minutes de négociations, le
car redémarre à condition que tout le monde reste groupé.
«Je ne sais pas où on va», dit le chauffeur. Ce sera
la «ville nouvelle», quartier brassé de classes moyennes.
Un pneu brûle devant un bureau de vote. Des gamins jettent quelques
cailloux au bas des immeubles, en criant à «la mascarade électorale».
C'est le coin le plus paisible de la ville.
L'opération la plus périlleuse
se révèle l'accès aux bureaux de vote, sis dans des
écoles. «Allez-y aux cailloux. Dégagez-m'en un pour
les journalistes», crie un policier à ses hommes au talkie-walkie.
En voyant arriver les questions, les scrutatrices s'enfuient dans le noir
les lumières n'ont pas été allumées «par
mesure de sécurité» et en toussant sous les vapeurs
des lacrymos. «Tout va très bien, mais nous n'avons pas le
droit de vous parler.» Cinq personnes ont voté depuis le matin,
dont deux femmes qui n'ont posé que leur empreinte digitale sur
le cahier d'émargement. Un policier de l'escorte regarde les pierres
qui pleuvent : «Je veux rentrer chez nous à Alger.»
Cailloux contre balles réelles.
Retour à la willaya. Un des chauffeurs refuse de repartir pour le
centre-ville. «Si j'ai une vitre cassée, personne ne me la
paiera.» Nouvelles négociations. Dans la rue principale, gamins
en grappe contre policiers en ligne, cailloux contre balles réelles.
La veille, la mairie a flambé. Des gendarmes en voiture traversent
la place à toute allure, crachant par terre et armant leur kalachnikov
avec ostentation. En un an, la répression des révoltes a
fait 115 morts, des arrestations par centaines mais aucun des 24 gendarmes
que pointaient les enquêtes n'ont été inquiétés.
Aujourd'hui, dans le pays, 40 willayas sur 48 sont touchées par
des émeutes et, pour le scrutin, l'abstention s'étend sur
de larges zones. «La Kabylie, c'est le miroir de l'Algérie,
dit un professeur. Ici, vous voyez clairement ce qu'ailleurs on ne peut
que deviner.»
Là-bas, encore un bureau de
vote. «On va plutôt rentrer à Alger, dit un policier
qui tente de garder son calme. Finalement, dans un vote, l'important ce
n'est pas ce qu'on met dans l'urne. C'est ce qui en sort.».
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